Qui ne connait pas AMAZON et ses entrepôts gigantesques d’où partent la livraison de produits de tout poil commandés sur internet ? Et qui n’a pas entendu parler de la bataille judiciaire qui l’a impliquée en pleine crise du covid-19 avec un condamnation à une astreinte colossale en 1ère instance ?
Au-delà des considérations dont était officiellement saisie la justice, alors qu’un grand nombre d’entreprises avaient confinés leurs salariés et fermées leurs portes, AMAZON continuait à livrer la totalité de ses produits en catalogue.
C’est dans ce contexte que tout a commencé et que cette procédure aux enjeux considérables s’est déroulée dans des circonstances particulières.
Les difficultés à l’origine de l’action judiciaire
La loi oblige l’employeur à prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent :
Des actions de prévention des risques professionnels […];
Des actions d'information et de formation ;
La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés.
L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes » (article L4121-1 précité).
Plusieurs salariés d’AMAZON ont estimé que les mesures adoptées par la direction n’assuraient pas une protection suffisante de la santé du personnel affecté aux six entrepôts de la société. C’est ainsi que certains exercèrent leur droit de retrait et ou déposèrent plainte pour mise en danger de la vie d’autrui.
Les instances représentatives du personnel avaient lancé plusieurs alertes pour danger grave et imminent auprès de l’inspection du travail, suivies de plusieurs mises en demeure de mettre en place des mesures efficaces de prévention des risques de contamination au covid-19.
Les ajustements décidés par l’employeur n’ayant pas permis de satisfaire aux exigences formulées par l’administration, qu’il s’agisse des règles de distanciation sociale, du respect des gestes barrière ou de la désinfection des locaux, l’Union syndicale Solidaires a décidé d’assigner la société en urgence devant le tribunal judiciaire de Nanterre afin de lui ordonner sans délai :
de réaliser une évaluation approfondie des risques professionnels liés à l’épidémie de covid-19 - portant notamment sur les conditions de travail, le recensement des cas de contamination et l’exposition à des risques psychosociaux;
puis d’adapter en conséquence des résultats son dispositif de protection des salariés.
Tribunal judiciaire de Nanterre, ordonnance du 14 avril 2020 (n° 20/00503)
Le 14 avril 2020, le tribunal judiciaire de Nanterre, statuant en référé, a ordonné à la société Amazon France Logistique (ci-après Amazon) de « restreindre l’activité de ses entrepôts aux seules […] commandes de produits alimentaires, de produits d’hygiène et de produits médicaux » le temps qu’elle procède « à l’évaluation des risques professionnels inhérents à l’épidémie de covid-19 sur l’ensemble de ses entrepôts ainsi qu’à la mise en œuvre des mesures prévues à l’article L 4121-1 du code du travail y découlant », le tout sous astreinte de 1.000.000 d’euros par jour de retard (page 14 de l’ordonnance).
Réunis en formation collégiale du fait de l’importance des enjeux socio-économiques de l’affaire, les magistrats ont admis la recevabilité du recours syndical, tant « pour prévenir un dommage imminent » que « pour faire cesser un trouble manifestement illicite » (les deux cas d’ouverture du référé suivant l’article 835 du code de procédure civile).
En revanche, le tribunal a jugé irrecevable la demande d’intervention volontaire de l’association écologique « Les Amis de la Terre » suite à la dilution de son d’intérêt à agir : « Le fait que l’association prenne en compte les ‘impératifs liés au progrès social’ et agisse en faveur de la ‘protection des êtres humains’ ne suffit pas à établir son intérêt à agir dans un litige qui oppose des salariés à leur employeur » (page 6).
Compte tenu des circonstances, la procédure s’est déroulée par vidéoconférence en application de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 (article 8, voir notre article) et dans le respect des principes du contradictoire et de l’égalité des armes.
Sur le fond, le tribunal commence par rejeter l’argument tiré de l’interdiction des activités regroupant simultanément plus de 100 personnes en un même lieu par le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 (articles 7-8), celle-ci n’ayant pas vocation à s’appliquer aux entreprises qui ne reçoivent pas de public.
Les juges poursuivent sur l’obligation de sécurité et de prévention de la santé des salariés.
Après avoir :
rappelé les dispositions pertinentes du code du travail, en particulier les articles L4121-3 et R4121-4 du code du travail qui précisent les modalités de l’obligation d’évaluation des risques pour la santé et la santé des travailleurs ;
et considéré les dispositions prises par Amazon pour évaluer les risques de contamination et pour modifier l’organisation du travail en conséquence ;
le tribunal retient que l’employeur n’a pas rapporté la preuve de l’association des instances représentatives du personnel au processus revendiqué d’évaluation et de prévention des risques : « les membres des comités [économiques et sociaux] et les comités eux-mêmes ont uniquement été informés a posteriori des mesures préventives prises et des procédures mises en place » (page 9).
À l’inverse, il écarte l’allégation du caractère défectueux des protocoles de recensement et de suivi des cas de contamination établis par l’employeur sur le fondement de la mise en œuvre des mesures préconisées par l’inspection du travail.
Compte tenu des remarques de l’inspection du travail et des réponses qui leur ont été apportées jusque là, le tribunal estime que les risques de contamination liés :
au maintien des portiques tournants à l’entrée des sites;
aux restrictions d’utilisation des vestiaires;
aux plans de prévention avec les entreprises extérieures de transport pour le chargement et le déchargement des marchandises ;
aux protocoles de nettoyage;
et à la manipulation des colis ;
n’ont pas fait l’objet d’une évaluation suffisante.
La décision insiste en particulier sur le fait que « la société ne justifie pas que les nouveaux process [d’adaptation des conditions de travail] ont été formalisés[ ; ni] que ces changements, opérés sans concertation préalable avec les représentants du personnel, auraient été portés de manière appropriée à la connaissance des salariés » (page 11).
Quant aux mesures d’application et de contrôle relatives à la distanciation sociale et aux gestes barrière des salariés, le tribunal juge que les éléments de preuve rapportés par Amazon ne justifient pas de leur effectivité (page 12).
De même, les allégations de l’employeur sur l’adoption de mesures relatives :
à l’information et à la formation du personnel en vertu de l’article L4121-1 du code du travail ;
ou à l’évaluation des risques psycho-sociaux ;
ne sont pas suffisamment démontrées (page 12).
Sur les risques psycho-sociaux, le tribunal indique la nécessité « de rendre compte des effets sur la santé mentale induits notamment par les changements organisationnels incessants (modification des plages de travail et de pause, télétravail, …), les nouvelles contraintes de travail, la surveillance soutenue mise en place quant au respect des règles de distanciation et les inquiétudes légitimes des salariés par rapport au risque de contamination à tous les niveaux de l’entreprise » (page 13).
Le tribunal conclue « de l’ensemble des pièces communiquées et des débats d’audience que si la société a effectué une évaluation des risques induits par l’épidémie du virus Covid 19, cette dernière est insuffisante et la qualité de celle-ci ne garantit pas une mise œuvre permettant une maitrise appropriée des risques spécifiques à cette situation exceptionnelle » (page 13).
Pour les juges, l’évidence du manquement d’Amazon à son obligation générale de protection et de sécurité constitue un trouble manifestement illicite qu’il leur appartient de faire cesser afin de prévenir la contamination des salariés.
En conséquence, ils ordonnent :
la restriction des activités de la société à trois catégories de produits essentiels (alimentaires, d’hygiène et médicaux) ;
« sous astreinte, de 1.000.000 euros par jour de retard et par infraction constatée » (page 14) – un montant à rapporter au chiffre d’affaires annuel de 431.263.800 d’euros réalisé par Amazon en 2018 ;
le temps que l’employeur procède à une évaluation suffisante des risques en association avec les institutions représentatives du personnel dans la limite d’un mois (page 13).
Cour d’appel de Versailles (14ème chambre), arrêt du 24 avril 2020 (n° 20/01993).
L’employeur a fait appel de cette ordonnance le 15 avril 2020, estimant qu’il avait déjà procédé à une évaluation des risques et pris « des mesures de protection suffisantes et adaptées à chaque site […], des outils de suivi des cas d’infection avérés ou suspectés et des mesures pour protéger les salariés qui pourraient avoir été au contact des personnes concernées » (page 5 de l’arrêt).
Entre autres, il demanda :
à titre principal, l’infirmation de l’ordonnance d’évaluation des risques et de restriction des activités sous astreinte ;
à titre subsidiaire, la réduction du périmètre de l’ordonnance aux seuls entrepôts qui ne rempliraient pas ses conditions et l’augmentation du périmètre des activités autorisées à d’autres catégories de produits.
L’Union syndicale Solidaires demanda également l’infirmation de l’ordonnance du 14 avril 2020, mais pour des raisons inverses, notamment « en ce qu’elle a […] rejeté la demande principale d’arrêter l’activité des entrepôts [qui] rassemblent plus de 100 salariés en un même lieu et de manière simultanée [et] rejeté la demande subsidiaire d’arrêter la vente et la livraison de produits non essentiels » (page 6).
En application de l’ordonnance n° 2020-304 précitée (article 6), « l’audience s’est tenue en publicité restreinte », soit en présence d’un représentant par partie, de leurs avocats et de journalistes.
La Cour admit la recevabilité des interventions volontaires du comité économique et social (ci-après CSE) central d’Amazon, du comité social et économique de l’entrepôt de Montélimar, de la CGT (transports), de Force Ouvrière (transports et logistique) et de la CFDT (pages 7-8).
Sur le fond, les juges confirmèrent que l’interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes ne s’appliquait pas aux entreprises qui, à l’instar d’Amazon, ne recevaient pas de public au sens de l’article 8 du décret n° 2020-293 précité (page 9).
Concernant l’évaluation des risques, la Cour se réfère, en l’absence de méthode type exigée par la loi, à une circulaire n° 6 DTR du 18 avril 2002 selon laquelle le processus « doit être mené[…] en liaison avec les instances représentatives du personnel, de façon à favoriser le dialogue social, en constituant un facteur permanent de progrès au sein de l’entreprise » (citée page 10).
Il s’ensuit qu’« il appartenait à la société Amazon de consulter le CSE central dans le cadre de l’évaluation des risques - comprenant la modification du [document unique d’évaluation des risques (ci-après DUER)] -,puis la mise en œuvre des mesures appropriées, sans pour autant ignorer les CSE d’établissement lesquels, dans le cadre de cette démarche d’évaluation, devaient être consultés et associés en leur qualité de représentants des salariés, étant rappelé que le comité social et économique a pour mission de promouvoir la santé, la sécurité et l’amélioration des conditions de travail dans l’entreprise » (page 10).
Or, les juges d’appel confirment qu’en dépit des ajustements décidés par l’employeur, celui-ci « n’a pas évalué les risques psycho-sociaux, particulièrement élevés en raison du risque épidémique et des réorganisations induites par les mesures mises en place pour prévenir ce risque [et surtout] ne justifie pas de sa volonté de procéder à une évaluation des risques de qualité à la hauteur des enjeux d’une pandémie, selon une approche pluridisciplinaire et en concertation étroite avec les salariés, premiers acteurs de leur sécurité sanitaire » (page 11).
L’arrêt valide également l’appréciation des premiers juges quant au caractère :
- suffisant des mesures de suivi établies pour les cas probables ou avérés de contamination ;
- mais insuffisant des mesures de prévention relatives :
aux portiques tournants à l’entrée des sites ;
aux vestiaires ;
aux opérations des entreprises extérieures ;
aux manipulations de colis ;
à la distanciations sociale ;
et à la formation des salariés, comme des intervenants extérieurs.
Depuis l’ordonnance attaquée, l’entreprise a décidé de fermer l’ensemble de ses entrepôts et entamé une réévaluation des risques (psycho-sociaux y compris) pour chaque site et en association avec les CSE concernés. Toutefois, les juges relativisent la pertinence des dernières actions entreprises du fait :
que l’arrêt des activités empêche de les confronter à « des retours d’expérience, notamment de la part des salariés »;
et que le processus revendiqué « ne fait que commencer » (page 12).
En conséquence, la Cour valide le raisonnement du tribunal judiciaire de Nanterre sur le fond :
« l’absence d’une évaluation des risques adaptée au contexte d’une pandémie et en concertation avec les salariés après consultation préalable du CSE central
ainsi que l’insuffisance des mesures prises par la société Amazon en contravention avec les dispositions des articles L. 4121-1 et suivants du code du travail
demeurent et sont constitutives d’un trouble manifestement illicite, exposant au surplus les salariés, sur chaque site, à un dommage imminent de contamination susceptible de se propager à des personnes extérieures à l’entreprise » (page 14).
Sur le terrain des mesures de cessation du trouble manifestement illicite et de prévention du dommage imminent, les juges décident néanmoins d’assouplir et de préciser le dispositif du premier jugement.
Le principe de la restriction des activités aux « produits de première nécessité ou indispensables notamment au télé-travail que le gouvernement a entendu privilégier, lorsqu’il est possible, pour juguler l’épidémie » (page 14) est confirmé, mais les catégories de produits concernés sont étendues – à l’informatique et à la bureautique notamment.
Enfin, le montant de l’astreinte est réévalué à 100.000 euros « pour chaque réception, préparation et/ou expédition de produits non autorisés […] pendant une durée maximale d’un mois » (page 15).
Tribunal judiciaire de Lille, ordonnance du 24 avril 2020 (n° 20/00395)
Les deux décisions Amazon peuvent être mises en parallèle avec l’ordonnance rendue le 24 avril 2020 par le tribunal judiciaire de Lille dans une affaire opposant la CGT (commerce et services) à la société Carrefour Hypermarchés. Entre autres, le syndicat demandait qu’il soit ordonné à la défenderesse :
de procéder à une évaluation des risques liés au Covid-19 en association avec les institutions représentatives du personnel pour son établissement de Lomme ;
et de fermer les « rayons ne caractérisant pas des achats de première nécessité [...] à savoir les rayons ne correspondant pas à l’alimentaire, l’hygiène, la parapharmacie et la papeterie » (page 2).
Statuant à juge unique, le président du tribunal a ordonné à l’entreprise « de procéder […] à la mise à jour du document unique d’évaluation des risques professionnels en y associant en amont le [CSE] d’établissement » (page 12).
Il a pour le surplus refusé d’ordonner la fermeture des rayons non-essentiels, considérant « qu’il n’est pas démontré que l’ouverture [desdits] rayons […] serait illégale, qu’elle exposerait davantage les salariés du magasin […] et qu’il y aurait ainsi urgence ou trouble manifestement illicite justifiant d’ordonner [leur] fermeture » (page 12).
On peut retenir de ces décisions qu’il appartient aux entreprises de procéder à une évaluation des risques propres au covid-19 en y associant le CSE, de déterminer les mesures propres à y remédier et d’adapter en conséquence le Document unique d’évaluation des risques (DUER) – voir notre article sur le sujet.
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